jeudi 11 novembre 2010

Le Père Duchesne à la fenêtre nationale

Pour connaître l’état d’esprit du peuple sous la Révolution française tout en s’affranchissant des querelles d’historiens, quoi de mieux que de plonger aux sources mêmes ? Il existe bien sûr une grande quantité de témoignages écrits, qu’il s’agisse de mémoires ou de journaux, mais tous sont marqués par un ton très personnel qui éclaire les événements d’après les orientations politiques de leur auteur. C’est pourquoi les comptes-rendus, rapports ou notes prises lors des assemblées et réunions politiques restent d’inestimables documents pour se faire une idée à peu près objective des circonstances de l'époque. Dans cette veine, on connaît depuis longtemps les Actes du tribunal révolutionnaire, régulièrement réédités au Mercure de France, qui, bien que rédigés et même tronqués par les greffiers à la botte de Fouquier-Thinville et ses sbires, dressent un éloquent tableau des grands procès de la Révolution (Charlotte Corday, Marie-Antoinette, les Girondins, Danton…). Mais il était temps de signaler sur ce blog l’existence de l’ouvrage de M. Pierre Caron intitulé Paris pendant la Terreur (six volumes publiés entre 1910 et 1962 par la Société d’Histoire de France) dont la teneur est des plus édifiantes. Ce livre donne la retranscription scrupuleuse des rapports des agents secrets du ministre de l’Intérieur entre août 1793 et mars 1794. Dressés par une douzaine d’auxiliaires, ces rapports quotidiens d’une à cinq pages chacun recensent tous les faits et toutes les conversations dont furent témoins leurs auteurs au cours de pérégrinations dans les rues, cafés ou clubs de Paris. Rien n’est laissé au hasard afin d’instruire au mieux le gouvernement : rumeurs, propos imprudents, scènes d’émeutes, récriminations contre certains députés ou personnalités et, comme de juste, noms de suspects à surveiller. Malgré le climat délétère qui régnait alors, l’on est surpris de constater que d’une manière générale le peuple apparaît entièrement voué à la cause révolutionnaire, débordant d’admiration pour la Convention et les Comités, alors même que le ravitaillement et le manque de subsistances étaient constamment dans ses préoccupations durant cette période charnière de la Terreur.

Ces rapports qui se recoupent nous ont permis de restituer un événement qui eut un grand retentissement dans la capitale, l’exécution de Jacques-René Hébert, le trop célèbre rédacteur du Père Duchesne. La popularité de ce funeste personnage était immense parmi le peuple grâce à l’influence de son journal qui fut d’ailleurs un temps l’organe de presse officiel du gouvernement (qui l’expédiait aux armées). Mais dès lors que le Comité de salut public, fatigué des incessantes agitations fomentées par ces Exagérés, accusa Hébert et sa clique de préparer un vaste complot contre-révolutionnaire, le peuple en fut tellement écœuré qu’il entendit faire payer très cher sa trahison au Père Duchesne.
Ainsi, dès avant la condamnation, peut-on lire dans le rapport d’un agent du ministre de l’Intérieur que « l’opinion publique devance d’une manière terrible le jugement qui doit être porté sur ces individus par le Tribunal révolutionnaire. On souffrit impatiemment dans un groupe qu’un citoyen eût osé dire que le Père Duchesne se défendait très bien. »
Un autre agent rapporte de son côté ce propos d’un citoyen : « Je n’ai jamais vu guillotiner personne, mais ceux-ci je les irai voir avec plaisir, surtout Hébert et Chaumette, ces scélérats qui nous ont trompés par leur faux patriotisme ».

Le jour J, 24 mars 1794, une « foule innombrable » attendait donc impatiemment l’exécution du Père Duchesne et de ses complices : « En avançant du lieu de l’exécution dans Paris, on rencontrait des flots de citoyens qui s’y rendaient ; tout retentissait du nom du « Père Duchesne à la guillotine ! » et à cet égard les enfants faisaient les fonctions de colporteurs ». Un autre agent remarque que « dans les rues, depuis le Palais jusqu’à la place de la Révolution, l’affluence de monde était si grande qu’à peine pouvait-on y passer. » L’estimation policière (déjà !) donnait « peut-être quatre cent mille âmes témoins de cette exécution. ».
Mais il est surtout intéressant de se rendre compte de l’état d’esprit qui régnait ce jour-là. Comme le souligne un rapport :
 « Deux sentiments opposés, l'indignation contre les coupables et la joie d'en voir la République délivrée par leur mort, animaient tous les spectateurs. On cherchait à lire sur la physionomie des condamnés pour jouir, en quelque sorte, de la peine intérieure dont ils souffraient : c'était une espèce de vengeance qu'ils prenaient plaisir à se procurer. Les sans-culottes en voulaient surtout à Hébert et lui disaient des injures. "Il est bougrement en colère, disait l'un, on lui a cassé tous ses fourneaux". "Non, disait l'autre, il est dans une grande joie de voir que les vrais aristocrates vont tomber sous la guillotine ». D’autres avaient porté des fourneaux et des pipes et les élevaient en l’air pour qu’ils pussent frapper les yeux du Père Duchesne. »
Au reste, il semble aussi qu’une grande curiosité dominait la foule, curiosité de voir comment le Père Duchesne, celui-là même qui réclamait à cor et à cri que l’on fasse marcher à fond de train la « fenêtre nationale », celui-là toujours qui reprochait à certains condamnés leur lâcheté au moment de passer sous le couperet, comment le Père Duchesne donc se comporterait à son tour. Si la légende prétendant qu’Hébert s’évanouit dans sa charrette paraît fausse, tous les rapports corroborent en revanche l’effondrement moral et physique dont ce grand donneur de leçon offrit le spectacle : « ce misérable ne pouvait faire aucune attention à ce qui se passait autour de lui ; l’horreur de sa situation l’atterrait ; il avait reproché à Custine d’être mort en lâche, et il n’a pas moins montré de pusillanimité que lui. » ; « On a remarqué que Ronsin avait paru le moins effrayé de son supplice, qu’Anacharsis Cloots avait conservé un grand sang-froid, mais qu’Hébert et les autres portaient sur leur figure les signes de la plus grande consternation. » ; « Des dix-neuf coupables traînés au supplice, Hébert était celui qui présentait la mine la plus triste et la plus consternée ».
Promené du Palais à la Place de la Révolution sous les cris de joie et les injures (« Partout où ils ont passé on criait « Vive la République ! », avec les chapeaux en l’air et chacun leur disait quelque épithète, surtout à Hébert. »), le Père Duchesne n’était pas encore au bout de ses peines. Afin que la fête soit complète, une cruelle mise en scène lui permit de méditer sur son sort :
« À son arrivée sur la place de la Révolution, il fut accueilli, lui et ses complices, par des huées et des murmures d’indignation. À chaque tête qui tombait, le peuple se vengeait encore par le cri de «Vive la République ! » en faisant tourner ses chapeaux en l’air. Hébert fut réservé pour le dernier, et les bourreaux, après lui avoir passé la tête dans l’anneau fatal, répondirent au vœu que le peuple avait exprimé de vouer ce grand conspirateur à un supplice moins doux que la guillotine, en tenant le couperet suspendu pendant plusieurs secondes sur son col criminel, et faisant tourner, pendant ce temps, leurs chapeaux victorieux autour de lui et l’assaillant des cris poignants de Vive cette République qu’il avait voulu faire périr. »
Comme l’on peut en juger, on savait s’amuser en ce temps. Pourtant, sitôt l’affaire expédiée, les agents relèvent des réactions contrastées parmi le peuple : « Dans tous les endroits publics, les aristocrates et les modérés se réjouissaient de cette exécution et affectaient beaucoup de patriotisme. Les patriotes se réjouissaient aussi, mais ils s’observaient les uns les autres. » ; « J’ai couru différents cabarets près le Gros Caillou, du côté de l’École militaire. On n’y parlait que du Père Duchesne, sur le compte duquel on faisait mille histoires qui avaient pour but de bénir le Comité de salut public d’avoir découvert une telle trahison. J’ai trouvé le petit peuple gai » ; « Les promenades sont partout pleines de monde et partout on se demande en se rencontrant : « Êtes-vous allé voir hier Hébert ? » On répond « oui ». Toutes les figures paraissent contentes. » ; « Depuis la mort d’Hébert, j’ai remarqué que, dans les cafés, des hommes qui parlaient beaucoup ne disent plus rien ». C’est que l’exécution d’Hébert et ses partisans, si elle purgeait la Montagne de ses extrémistes, n’en ébranlait pas moins la confiance du peuple en ses dirigeants. Qui croire si même les plus ardents patriotes pouvaient brusquement devenir des traîtres ? Comme devait si bien l’écrire Saint-Just : « la Révolution est glacée ; tous les principes sont affaiblis ; il ne reste que des bonnets rouges portés par l’intrigue. L’exercice de la terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais » (Fragments sur les Institutions républicaines, III-5).

Une chose au moins est sûre, c’est qu’au-delà de l’inconscient désarroi qui frappa le peuple après l’exécution, la grande lâcheté dont le Père Duchesne fit preuve devant la guillotine acheva de le perdre aux yeux de tous : « Après l’exécution, chacun parlait des conjurés. On disait : « Ils sont morts en couyons (sic) » ; d’autres disaient : « Nous eussions cru qu’Hébert eût montré plus de courage, mais il est mort en Jeanfoutre ».

KLÉBER


À notre connaissance, Paris pendant la Terreur n’a pas connu de nouvelles éditions (ni même d’anthologie, ce qui serait pratique s’agissant de six volumes…) mais plusieurs des passages cités peuvent être retrouvés par le lecteur en annexe des Actes du tribunal révolutionnaire mentionnés plus haut.

Images : numéro du Père Duchesne en 1790 (source ici), portrait de Jacques-René Hébert jeune (source ici), représentation du Père Duchesne en prison (source ici), imitation du Père Duchesne se moquant d'Hébert en 1794 (source gallica).
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3 commentaires:

  1. Où l'on voit (non sans tristesse) que l'utilisation des rumeurs en politique ne date pas d'hier.
    Pauvre père Duchesne ! Je ne m'étonne pas tant que ça, pour ma part, qu'il ait eu l'air troublé en allant se faire trancher le cou. Passer si brutalement du statut de héros à celui d'ennemi public n°1, cela a de quoi atterrer son homme ! Sans compter l'aimable petite farce que lui avait réservé le bourreau.
    Un article bien intéressant en tout cas, et qui donne envie de se pencher sur l'ouvrage de M. Caron. Est-ce qu'on peut le trouver facilement, en librairie ou peut-être en bibliothèque ?

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  2. @ BBC
    En librairie, je pense que ce n'est pas la peine de chercher… En bibliothèque, vous avez déjà plus de chances (ce fut mon cas), mais vous ne trouverez peut-être pas les six volumes. Le dernier volume couvre la période décrite ici (procès et exécution des Hébertistes). Les rapports de police s'arrêtèrent peu après puisque l'élimination des Indulgents (Danton et cie) entraîna la fin des ministères, remplacés par une commission exécutive.

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  3. chouette anecdote ! Il devait y avoir une sacré jubilation dans Paris à voir cet ayatollah de la guillotine poser à son tour la tête sur le billot !

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