mardi 14 décembre 2010

Georges Darien seul contre tous

Dans la grande famille des écrivains oubliés de notre littérature, Georges Darien, de son vrai nom Georges Hippolyte Adrien (1862-1921), occupe une place toute particulière. Un peu plus jeune que Léon Bloy, animé de la même verve pamphlétaire, pauvre lui aussi, il ne connut jamais une gloire semblable à celle de son illustre aîné. Ce n’est pourtant pas tant le talent qui les a distingués, mais peut-être les appuis, les amis. Bloy fut le disciple de Barbey d’Aurevilly et c’est à ce dernier qu’il dut son lancement dans les lettres, là où Darien, farouchement indépendant, mena sa carrière, à la lettre, seul contre tous. Le résultat est aujourd’hui devant nous.
Né en 1862 au sein de la petite bourgeoisie protestante, Georges Darien entra très jeune en rébellion, d’abord contre l’armée, ensuite contre la société entière, c’est-à-dire en vrac les cléricaux, les nationalistes, les antisémites, les marxistes, les bourgeois, les pauvres, etc. Révolté par l’hypocrisie, la bassesse et la lâcheté de ses contemporains, il accompagna de ses écrits les tumultes du mouvement anarchiste qui à coups d’attentats et d’assassinats fit trembler l’Europe à la fin du XIXe siècle. De son vivant, son œuvre ne lui valut pas plus qu’un succès d’estime auprès d’auteurs comme Alfred Jarry ou Alphonse Allais. Renié par sa famille, ignoré par la critique qui ne pouvait lire sans rougir ses livres assassins, il vivota quelque temps en publiant des articles, puis disparut à plusieurs reprises à l’étranger. On suppose qu’il fut voleur à l’instar de Randal, héros de son roman aujourd’hui le plus célèbre, quoiqu’à notre avis le moins bon, Le voleur. Lorsqu’il mourut en 1921, Darien n’avait donc rien à perdre ; c’était déjà un inconnu.

C’est à Jean-Jacques Pauvert, grand et courageux éditeur s’il en fut, que l’on doit la redécouverte de cet écrivain. L’essentiel de son œuvre fut republié chez 10/18 à partir des années 1960, Le voleur ayant même droit aux honneurs de la collection Folio de Gallimard. Si ce dernier livre a connu un succès plus large, il le doit sans doute à son originalité (les péripéties d’un voleur, pas gentleman, mais qui vole surtout les bourgeois), aux déclarations enthousiastes d’André Breton, à la belle adaptation de Louis Malle pour le cinéma, mais encore et surtout à son ton, très critique à l’égard de la société bourgeoise et des mouvements politiques (nationalistes, socialistes et même anarchistes). Toutefois, ce roman reste bien moins virulent que la plupart des autres livres de Darien, ce qui n’est probablement pas étranger non plus à sa meilleure diffusion…

Le pamphlet, voilà en effet l'art où Georges Darien excelle en virtuose. Chacun de ses ouvrages, qu’il emprunte ou non le genre du roman, est l’occasion de le prouver. L’auteur y règle ses comptes, mais au-delà des seules considérations personnelles, c’est surtout son profond désir de vérité, sa sincérité désespérée, qui lui donnent ses armes les plus redoutables.
Ainsi, depuis son premier jusqu’à son dernier livre, Darien combattit la société bourgeoise et ses corps. Il commença par s’attaquer à l’armée, institution qu’il exécrait pour d’excellentes raisons : alors qu’il effectuait son service militaire, il fut chassé de son régiment pour insoumission et aussitôt expédié au bagne où 33 mois durant il subit le régime des forçats. En 1888, il tira de cette expérience son premier roman, Biribi, discipline militaire, terrible description de ces camps militaires d’Afrique du Nord où les soldats insoumis purgeaient leur peine : travaux forcés, humiliations, mauvais traitements, tout le régime savamment imaginé par l’armée pour briser les fortes têtes y est dénoncé avec fracas. Par son sujet polémique, ce premier livre ne passa pas totalement inaperçu, ayant en outre suivi de près la publication de Sous-offs de Lucien Descaves qui fit grand scandale.
Les livres suivants poursuivirent dans cette voie. Après Bas les cœurs ! (1889) qui décrit les lâchetés et compromissions de la bourgeoisie versaillaise en 1870-71, Les Pharisiens (1891) dénonce l’antisémitisme des milieux journalistiques et littéraires. Tous les personnages y sont facilement identifiables, à commencer par l’Ogre, incarnation très amusante d’Édouard Drumont, qui plastronne depuis le succès magistral de son livre La Gaule sémitique (La France juive, faut-il le dire ?). Léon Bloy fait quant à lui une sympathique apparition sous les traits transparents de Marchenoir, tandis que Vendredeuil, le jeune écrivain écœuré par les méthodes crapuleuses des antisémites, n’est autre que Darien lui-même. Ce livre, très mal vendu, donna à l’écrivain quelques amis (Bernard Lazare notamment) et beaucoup de nouveaux ennemis…

Enfin, somme de ces romans, le véritable pamphlet vint en 1898 : La belle France. Mûri pendant de longues années, cet ouvrage touffu et foisonnant vomit un torrent de révolte. Cette fois-ci, tous les sujets y passent : condition féminine, nation, antisémitisme, armée, colonialisme, Église, marxisme… Il contient tant de colère, tant d’impitoyables jugements, qu’il est bien difficile d’en résumer la substance. Le mieux est encore d’en donner quelques extraits.

Ainsi, l’armée, naturellement, reste un sujet de prédilection :
« On pourrait exposer sans peine […] de quelle façon les officiers ont à maintes reprises, et surtout depuis ces dernières années, fait de la France la risée du monde entier. Depuis 1871, ils mascaradent comme les représentants attitrés, le symbole vivant de la patrie. On a osé écrire qu’ils portent dans leurs fourreaux l’honneur et l’avenir de la France. On a osé écrire ça. J’écris que ce qu’ils ont dans leurs fourreaux, c’est une lame mal trempée, qui fut présentée aux Prussiens la poignée en avant, qui donna le signal du feu contre les Français de Paris, de Fourmies et d’ailleurs, qui égorgea des nègres sans défense et coupa leurs bourses après avoir coupé leurs gorges. J’écris que cette lame qu’Esterhazy, à l’image de tant d’autres, sut utiliser comme pince-monseigneur, et qu’Anastay essaya vainement de croiser avec le couperet du bourreau, sera brisée par l’épée de l’ennemi ou rompue entre les poings du peuple. Cette lame, dont les moulinets émerveillent la foule imbécile, n’est pas l’arme dont doit se servir la France dans une lutte qui est proche, probablement, et qui sera suprême, certainement. Ces officiers ne sont pas ceux qui doivent mener au feu les troupes de la République française dans une guerre où elles combattront, forcément, pour la liberté et l’égalité. »
Mais plus originaux sont les développements consacrés au socialisme marxiste, développements qui furent d’ailleurs habilement escamotés de l’édition donnée par Jean-François Revel dans les années 1960, sous l’officiel prétexte que « la verve de Darien [n’y était] pas sur son meilleur terrain ». Que l’on juge plutôt :
« La lutte des classes est un des dogmes fondamentaux du socialisme. Pourquoi les classes doivent être en lutte, c’est ce que personne ne pourrait dire ; mais il ne faut pas discuter les dogmes. On ne pourrait pas dire davantage pourquoi il y aurait un parti socialiste ; pourquoi il y aurait, en face des différents partis des riches, d’autre parti que celui de tous les opprimés ; et pourquoi, même, ces opprimés, jusqu’au moment au moins où ils pourront agir, formeraient un parti. Il est probable qu’un parti exclusif, dogmatique, autoritaire, est nécessaire à la vanité risible et à l’ambition creuse des ouvriers sans honte et des bourgeois honteux qui se sont donné la mission d’émasculer les pauvres et de museler la misère. »
Sans surprise, ce livre fut d’abord refusé par les éditions de la Revue Blanche dans une lettre qui pourrait servir de modèle de dérobade aux plus professionnels des lâches. Lorsqu’il fut enfin publié en 1900 (chez Stock), un seul article en signala l’existence ; il fut aussitôt relégué à la place qui d’avance semblait devoir lui être assignée : les oubliettes. Maintenant qu’il en est enfin sorti, il n’est que temps de le découvrir. Si l’on veut en effet connaître la pensée de cet écrivain bien injustement bâillonné, c’est La belle France qu’il faut lire en premier. Darien ne s’y contente d’ailleurs pas de dénoncer, il y propose, expose les réformes qui doivent venir et qui, de fait, viendront pour certaines (séparation de l’Église et de l’État, libération des femmes, fin des colonies…). On est stupéfait par la modernité de ses jugements, par la justesse de ses propos, à une époque où même chez les plus humanistes des intellectuels les préjugés ne manquaient guère. Enfin, les prophéties sont légion elles aussi, et combien vérifiées hélas ! L’avenir de la France, selon Darien, se résumerait peut-être dans cette phrase :
 « Si le nom français ne doit pas être à jamais rayé de l’histoire, il faut que la France des Nationalistes, c’est-à-dire la France de Rome, trouve demain devant elle la France des Juifs, des Protestants, des Intellectuels et des Cosmopolites, c’est-à-dire la France de la Révolution – et qu’elle triomphe, si elle peut ; ou qu’on lui foute les tripes au soleil, une fois pour toutes. »
 On voit comme il serait réducteur de qualifier La belle France de simple pamphlet. C’est Darien lui-même qui conclut sur ces mots qui lui ressemblent tant : « Je ne sais pas si c’est un livre, je voudrais que ce fût un cri ».

Lucien JUDE

Images : portrait de Darien (source ici), couverture du Voleur chez Pauvert (source ici), couverture de Biribi chez 10/18 (source ici), couverture de La belle France, éditée chez Pauvert avec d'importantes coupures (source ici), puis chez 10/18 en version intégrale (source ici).
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4 commentaires:

  1. On trouve le pamphlet La Belle France (version intégrale) dans l'édition des oeuvres de Georges Darien publiée dans la collection Omnibus :

    http://www.amazon.fr/Voleurs-Georges-Darien/dp/2258068924/ref=sr_1_3?s=books&ie=UTF8&qid=1292399491&sr=1-3

    C'est la seule édition disponible que je connaisse. Toutes les autres sont épuisées.

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  2. Merci pour le sympathique portrait de cet auteur trop méconnu.
    Il semble un peu plus politisé que Bloy, non ?
    D’ailleurs, toujours en gardant Bloy comme référence, je lui trouve (en ayant lu seulement les extraits que vous mettez en ligne) un style qui fait plus dans la grandiloquence épiquo-lyrique que l’on imagine bien dans un discours révolutionnaire que dans le pamphlet. Peut-être, justement à cause des idées politiques qu’il tente de faire passer.
    Qu’en pensez-vous ?

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  3. @ Sébastien
    Vous avez raison de signaler l'édition d'Omnibus (intitulée "Voleurs !") qui a le grand mérite de réunir la plupart des œuvres de Darien, dont "La belle France" en version complète. On y trouve aussi, outre les livres mentionnés plus haut, "L'épaulette", vaste roman sur l'armée, et "Gottlieb Krumm", roman écrit en anglais par l'auteur, roman sur le monde des banquiers et de la finance.
    Cependant, en cherchant bien, sur internet ou chez des bouquinistes, on trouve fréquemment les vieilles éditions 10/18 qui restent très agréables.

    @ Vernet
    Darien est en effet plus politisé que Bloy. Certes, son style peut paraître parfait pour un discours révolutionnaire (c'est vrai qu'il y a de ça dans les extraits donnés) mais dans ses romans, il reste très vivant, loin de cette "grandiloquence épiquo-lyrique" dont vous parlez ! Même dans "La belle France", le style n'a rien de trop travaillé. On y trouve d'ailleurs pas mal d'expressions argotiques, l'auteur se moquant bien d'écrire joliment sa colère.

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  4. Bel article sur cet auteur oublié, en effet.
    Je ne l'ai pas encore lu mais ça ne saurait plus tarder.
    Courageux dans ses prises de position. Un écrivain anarchiste en somme, non?

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