lundi 21 mai 2012

La faillite des "Thibault"

« C’est puissamment banal, bourgeois avec grandeur, pas artiste pour un sou. »
Non ce n’est pas du Bloy, ni du Céline, mais du André Gide parlant des Thibault, le roman cycle de son grand ami Roger Martin du Gard.
Attention ! Pour savoir ce que pense cette girouette de Gide, il ne faut pas se reporter aux jugements pleins d’indulgence contenus dans le journal : « Roger Martin du Gard incarne à mes yeux une des plus hautes formes de l’ambition : celle qu’accompagne un constant effort de se perfectionner soi-même… », mais aux précieux Cahiers de la Petite Dame, Maria van Rysselberghe, témoignage intime sur Gide, empli de renseignements aussi primordiaux que : café ou Nescafé pour Gide après le repas…

Mais on y trouve aussi des opinions inédites de Gide lecteur de Martin du Gard : « Il dit tout et la part du lecteur est nul » ou encore les paroles de Gide à Martin du Gard dans l’intimité : « Vous avez peur de vous, peur de vous laisser aller… ».
Gide et quelques autres reprochent principalement à Martin du Gard le manque de liberté des personnages qui sont, tels ceux qu’on trouve dans les anciens jeux vidéo, sur un chemin dont ils ne peuvent pas s’échapper, tant au niveau de leur caractère que dans leur vie. Roger Martin du Gard a semble-t-il trop sacrifié au vraisemblable.

Est-ce donc si mauvais Les Thibault ? Pour se faire une idée, on l’a lu.
Sans revenir sur les détails de l’histoire, on peut d’emblée dire que le roman est trop long et ce pour deux raisons essentiellement présentes dans la seconde partie du cycle : une logorrhée idéologique gauchisante et un souci méticuleux du détail historique, le tout sur fond d’éclatement de la Grande Guerre.
Il y a pourtant quelques qualités dans Les Thibault, notamment sur le plan narratif où Roger Martin du Gard fait preuve d’une certaine inventivité en alternant les points de vue et les modes de récit. Très à l’aise dans les dialogues où il parvient à une grande intensité, ainsi que dans les mécanismes d’introspection, il bute en revanche nettement plus quand il s’agit de faire discuter plus de deux personnages, et s’en tire par des pirouettes doctrinales plutôt ennuyeuses.
Sur le fond, la question qui traverse Les Thibault est celle de la transmission toujours en échec, et de son symptôme principal : le non-dit.
Les exemples sont légion dans la famille Thibault que ce soit pour les valeurs matérielles, spirituelles et morales ; l’héritage est impossible.

Maria van Rysselberghe vient éclairer ce point : « …l’attitude de Martin devant la vie même, qu’il avoue petit à petit. Il considère toute l’existence, toutes les existences comme d’irrémédiables faillites, sans issues, rien ne trouve grâce devant son pessimisme, nulle valeur, nulle réussite, il est total, absolu, sans rémission. À son avis pour avoir une autre vision du monde, il faut être médiocre ou aveugle. »
C’est d’ailleurs deux « qualités » que se partagent les frères Thibaut quand ils croient l’un et l’autre passer à la postérité : pour le bourgeois dans le domaine de la médecine en faisant travailler ses collègues à sa place, pour le révolutionnaire quand il se persuade de modifier le cours de la guerre par une action suicidaire dont il ne restera rien.
Leur double échec signe bien l’irrémédiable faillite de la transmission et c’est la guerre qui viendra le leur rappeler. Ce n’est pas la naissance d’une troisième génération qui contredira le pessimisme de ces vies ratées puisqu’une fois encore le dévoiement de l’héritage est au rendez-vous : éternelle révolution ! 

GV

Images :  Gide et Martin du Gard à Pontigny en 1923 (source ici), couverture des Thibault (sources ici et ).

Sur ce roman, lire aussi l’article de Loulotte sur lalignedeforce.
Blogger

1 commentaire:

  1. J'ai lu toutes la saga (c'est très long en effet), il y a quelques décennies. J'en ai un excellent souvenir.

    Votre critique est intelligente, mais je nuancerai tout de même la conclusion. Certes, il ne reste en effet rien d'héritable de leurs vies : ils meurent tous les deux à cause de la guerre, le premier de son action de pacifisme suicidaire, le second des conséquences des armes chimiques. Pourtant, ils auront essayés et tous les deux à contre-courant de leur milieu les convenances) ou de leur époque (le pacifisme en tant de guerre). Alors que d'autres restent assis, où suivent aveuglement un "contexte" : ils se sont opposés d'abord à leur père, puis à la société. Ils ont perdus, mais agit.

    RépondreSupprimer